par Jean-Yves Le Lan
L’histoire du Saint-Géran est associée dans
les esprits à l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie. Dans cet
ouvrage, l’Ile de France (île Maurice) sert de cadre à la passion innocente de
deux jeunes gens. Virginie part en France pour parfaire son éducation et quitte
Paul qui reste sur l’île.
A son retour, elle est embarquée sur le
Saint-Géran. A l’arrivée à l’île de France, le navire attend mouillé sur ancre,
en deçà de la barrière de corail, entre l’île d’Ambre et la terre. Le vent se
lève et le Saint-Géran présente son avant à l’ouragan qui arrive. Il est piégé
car il ne peut pas ressortir et le vent le pousse à terre. Comme la mer est
devenue grosse, le navire tire de plus en plus sur ses amarres qui se rompent.
Paul de la terre voit tout ce qui passe et se jette à l’eau pour sauver
Virginie. Elle est sur la poupe du navire, tendant les bras vers Paul, quand
une montagne d’eau s’abat sur le navire et englouti tout (Bernardin de
Saint-Pierre (Jacques-Henri) - Paul et Virginie - Imprimerie P. Didot l’Ainé-
Paris - 1776).
Voilà, l’histoire résumée du naufrage du
Saint-Géran dans le roman de Bernardin de Saint-Pierre. Cette version quoique
que très belle et émouvante, est très loin de la vérité. En effet, le naufrage
du Saint-Géran s’est passé tout à fait différemment. Le Saint-Géran, vaisseau
de 600 tonneaux et de 28 canons, est armé le 24 mars 1744 par la Compagnie des Indes pour rejoindre l’île de France. Il est commandé par le capitaine Gabriel
Richard de la Marre et a comme premier lieutenant le dénommé Jean François
Males. Il arrive sous voile en vue de l’île de France, à 16 h 00, le 17 août
1744. Le temps est beau, le Saint-Géran fait route vers l’île de France. A
cause d’une erreur de navigation, après trois heures du matin, le 18 août 1744,
il talonne au niveau des brisants la barrière de corail. La coque est crevée et
la calle se remplit d’eau. Le capitaine demande à l’équipage de mettre la
chaloupe à l’eau avec des hommes à bord mais celle-ci se fracasse sur le pont.
Le vaisseau prend alors de la gîte avec le vent, le capitaine donne l’ordre
d’abattre le grand mat qui dans sa chute rompt le mat d’artimon. Le vaisseau se
brisant de plus en plus, le capitaine voyant qu’il n’est plus possible de
sauver le navire, appelle l’aumônier pour que ce dernier donne l’absolution
générale et dit à tout le monde de faire son possible pour se sauver.
Les faits tel que nous les rapportons ci-dessus
sont issus du témoignage consigné par écrit d’un des rescapés, le dénommé Aimé
Carret, 2e quartier maître, à bord du Saint-Géran. En effet, ce dernier fait une
déclaration au bureau d’armement de la Compagnie des Indes de Lorient à son retour pour que la Compagnie puisse remettre leur dû aux familles de l’ensemble
des rescapés. C’est ainsi qu’il précise qu’il y a eu 9 survivants :
1. Allain Ambroise de Port-Louis - Bosseman.
2. Pierre Tasset de Lorient - Bosseman.
3. Aimé Carret de Lorient - 2e Quartier Maître.
4. Jean Page de Cleden - Matelot.
5. Jacques Le Guen d’Hennebont - matelot / Charpentier.
6. Pierre Vergore de Lorient - Canonnier.
7. Jean Janvrin Daniel (ou de miel) de Saint-Servan - Passager engagé.
8. Thomas Chardon d’Hennebont - Passager engagé.
9. Diomat de Saumur - Passager menuisier/charpentier.
Deux autres déclarations (Trousset,
Jules : Histoire illustrée des grands naufrages - Editions La Découvrance - 1994 - Réédition de l’original de 1880 de la librairie Illustrée de Paris -
pages 232 à 236.), au juge du conseil supérieur de l’île de France,
M. Herbault, et à son greffier, M. Molère ont fait l’objet de
procès-verbaux, dans les jours suivant le naufrage et confirment les dires
d’Aimé Carret. Ces témoignages nous éclairent aussi sur le fait que, bien que
le naufrage ait eu lieu près des côtes, il y eut peu de rescapés. En effet,
l’équipage était en bien mauvaise santé, plus de 100 personnes étaient couchées
et ceux qui ne l’étaient pas, ne devaient pas être en très bonne condition
physique.
A partir du rôle d’équipage du Saint-Géran et des
déclarations, nous pouvons déduire le lieu du naufrage car il est précisé sur
les documents que le navire a péri sur les îles d’Ambre en arrivant à l’île de
France.
Ces îles sont situées au nord de l’île de France,
au-dessus du lieu dit « Poudre d’or » et sont composées de plusieurs
îlots et d’une île plus importante. Si nous regardons une carte nautique de
l’époque (Service Historique de la Marine de Lorient - Document d’instructions
nautiques - Neptune Oriental de d’Après de Mannevillette - Imprimé à Brest par
Demonville et à Paris par Malassis en 1775), nous constatons que l’île d’Ambre
est entourée de récifs et que le Saint-Géran est donc venu se fracasser sur
ceux-ci.
Extrait de la
carte de l’île de France du Neptune Oriental - SHM Lorient
La passe dénommée « Passe du
Saint-Gérand » sur la carte, serait-elle la passe citée par Bernardin de
Saint-Pierre et appelée ainsi suite à son roman ou l’endroit où le Saint-Géran
a talonné ? Nous n’avons pas d’information sur ce sujet.
Toujours à l’aide du rôle d’équipage, nous pouvons
établir le décompte des marins et passagers qui ont péri dans ce naufrage. Le
nombre de personnes notées sur le rôle d’équipage s’élève à 190 marins et
passagers auquel il faut rajouter 30 esclaves embarqués à Gorée (20 hommes et
10 femmes) pour un total de 220 personnes.
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